Courrier envoyé au Comité de rédaction de la revue DROIT DE LA FAMILLE le 29-07-2019
Madame, Monsieur,
Je me permets de vous écrire pour vous faire part de mon étonnement concernant le contenu des deux articles de Mr Grangeat consacrés à la résidence alternée (RA) dans la revue Droit de la Famille, n° 7-8, 2019. En effet, ces articles sont très inexacts scientifiquement et fortement tendancieux. Votre revue a une grande réputation, et il me paraît dommageable à tous points de vue de laisser vos lecteurs prendre pour argent comptant les affirmations présentées dans ces écrits.
Je me présente brièvement. Je suis pédopsychiatre ancien chef de service de pédopsychiatrie au CHU de Saint Etienne, Professeur associé de psychopathologie de l’enfant à l’Université Lyon 2, Directeur de formations à l’Ecole Nationale de la Magistrature depuis 6 ans, parrain et conseiller à l’ENM du Cycle approfondi d’études de la justice des mineurs, nouvelle formation débutant en 2020, auteur de 16 livres et 150 articles dans des revues à comité de lecture international, dont plusieurs consacrés au droit de visite et d’hébergement en cas de séparation conflictuelle des parents (CV joint). Par ailleurs, je suis membre titulaire de la Société française de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, vice-président du Réseau de professionnels en protection de l’enfance et de l’adolescence (REPPEA). J’ai été auditionné de nombreuses fois par diverses commissions ministérielles, et j’ai présenté plusieurs amendements concernant l’enfance qui ont été votés à l’Assemblée Nationale. Et je suis un des deux co-organisateurs du DU « Expertise légale en pédopsychiatrie » à Paris 5, expertises qui incluent les situations de divorce complexe. Mes collègues cliniciens et universitaires reconnaissent la légitimité de mes travaux.
Ce qui suit est indiqué sur le power point en PJ qui constitue le plan de mon cours à l’ENM. Les articles de Mr Grangeat omettent ou balayent sciemment une grande quantité de faits et d’informations. D’emblée, cet auteur élimine l’étude de McIntosh (note 2 page 17) car comprenant beaucoup de mères ayant peu ou pas vécu avec le père. Or le CIRA prône la RA dès le plus jeune âge donc cette étude devrait convenir. Mais en réalité, cette étude est la plus importante jamais réalisée, d’un coût de 6,25 millions de dollars, elle porte sur 2049 enfants, sa méthodologie est un modèle de rigueur, elle ne porte pas que sur des parents qui se sont séparés précocement mais comprend 3 groupes d’enfants, 0-2 ans; 2-3 ans; 4-5 ans). Ses résultats, qui montrent les troubles des enfants de ces âges en RA, ont été un véritable coup de tonnerre, et les tenants de la RA « à tout prix », dont le CIRA, l’éliminent régulièrement de leurs références. Je peux vous envoyer cette étude de 120 pages (en anglais) que la Société française de pédopsychiatrie m’a demandé de présenter lors d’un congrès. Il en est de même d’autres études soulignant les troubles observés comme celle de Solomon et George (Power point). A noter que dans ces études, les enfants ont été rencontrés en vrai, alors que des études réalisées par les membres du CIRA et citées comme probantes ont eu lieu par voie postale. Beaucoup d’autres articles (dont ceux de Bruce Smith) qui ne vont pas dans le sens souhaité par le CIRA sont tout simplement non cités.
Dans la même note, le point de vue des pédopsychiatres n’est pas pris en compte car ils généraliseraient abusivement leurs constatations à partir de leur pratique avec des enfants en résidence alternée qui ne vont pas bien. Problème: il y a tellement d’enfants de moins de 6 ans qui vont mal dans ce mode de garde que la Société française de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent a publié un communiqué soulignant les risques de ce mode de garde, la branche française de la WAIMH (Association mondiale de santé mentale du nourrisson qui mène les recherches sur les enfants de moins de 3 ans) a fait de même et propose un calendrier progressif. Ces sociétés sont d’authentiques sociétés savantes, présidées par des professeurs de pédopsychiatrie et de psychologie de l’enfant, et elles appartiennent à des sociétés savantes mondiales, à la différence du CIRA qui s’est autoproclamé association internationale scientifique. Le Conseil National de la Protection de l’Enfance a aussi publié un communiqué (PJ).
Il faut ajouter que M Grangeat n’a apparemment pas de pratique clinique directe auprès d’enfants en résidence alternée puisqu’il travaille sur les apprentissages. Au contraire, les authentiques cliniciens français ont signé une pétition rédigée par des universitaires français de renommée mondiale. 5100 professionnels de l’enfance ont signée, auxquels il faut ajouter le nom de Me Dekeuwer Defossez, professeur de droit ayant participé à la rédaction de la loi de 2002 sur la RA, et qui considère que ce texte législatif, présenté pour être utilisé pour des adolescents, a été totalement dévoyé de son sens initial en étant appliqué à des enfants très petits. Je peux vous transmettre le texte de cette pétition et la liste des signataires. Une étude réalisée par le REPPEA auprès de 262 cliniciens en libéral pédopsychiatres et psychologues de l’enfance, a montré que 569 enfants âgés de moins de 7 ans présentaient une souffrance importante nécessitant des soins suite à la mise en place d’une RA, sans qu’il y ait forcément de conflit entre les parents. Il s’agit essentiellement de troubles dits de l’attachement dit désorganisé désorienté avec des angoisses majeures de séparation et un effondrement dépressif qui posent d’autant plus problème que nous n’arrivons pas à les soigner. Si on extrapole au nombre de cliniciens travaillant en libéral, on arrive à un nombre minimum de 20 000 enfants dont les difficultés sont apparues après la mise en place de ce mode de garde. Je suis moi-même sollicité 2 à 3 fois par semaine pour de telles situations, auxquelles je n’ai pas le temps de répondre.
Enfin, l’article de M Grangeat vante l’activité du CIRA auprès des instances européennes. Oui, les lobbies essayent toujours de passer par l’Europe quand la « voie nationale directe » ne marche pas. C’est ainsi que le 10-09-2015 a été présenté à la Direction Générale Education et Culture de la Commission Européenne un rapport rédigé par Françoise Hetto-Gaasch intitulé « Egalité et coresponsabilité parentale : le rôle des pères ». La seule publication citée comme faisant part de réticences chez l’enfant de moins de 4 ans, écrite par Christine Frisch-Desmarez, pédopsychiatre luxembourgeoise, et moi-même (« Garde alternée : les besoins de l’enfant », yapaka.be, 2014), est présentée de manière mensongère : « Je note avec beaucoup d’intérêt que ces critiques n’excluent cependant pas totalement la possibilité d’une résidence alternée », écrit F. Hetto-Gaash, alors que nous avons indiqué exactement le contraire dans l’article cité et proposons un calendrier progressif. Face une telle partialité et une telle déformation de mes propos, j’ai écrit le 15-09-2015 au président de cette commission en demandant à être auditionné et que le texte soit modifié, lettre restée sans réponse.
La méthode du CIRA consiste à envoyer des abstracts à tous les médias qui n’ont pas le temps de lire leurs articles écrits en anglais, à tel point que j’ai dû publier dans Thyma, la revue de victimologie, un article analysant les défauts méthodologiques de leurs publications et sous-titré « Comment rouler dans la farine les médias et les politiques ».
Il est probable qu’un comité de lecture comme celui de Droit de la Famille ne peut pas connaître tous les travaux que je viens de citer, et c’est la méthode utilisée par le CIRA dans ses actions prosélytes.
Je souhaiterai donc pouvoir publier rapidement un article rectificatif dans votre revue. Je trouverai inquiétant et dangereux pour les enfants que dans une revue aussi sérieuse que la vôtre, toutes les inexactitudes indiquées ci-dessus soient laissées en état.
Je vous remercie de l’attention que vous porterez à mon courrier, nécessairement long, et vous prie de croire, Madame, Monsieur, à mes salutations distinguées.
Pr associé Maurice BERGER